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La déportation politique insulaire, en France

Quand Soljenitsyne écrit L’Archipel du Goulag, on se dit que ce titre est génial, avant de se demander pourquoi. Le Goulag a fait ses débuts sur l’archipel des Solovki, comme le bagne tsariste avait fait de l’île Sakhaline un lieu d’élection, mais la déportation russe est naturellement continentale, aux antipodes de la déportation britannique en Australie, que non seulement tout un imaginaire associe d’abord à l’insularité mais qui s’implante également sur l’île de Norfolk et en Tasmanie, dans une logique de surinsularisation dont l’équivalent serait le suréloignement des camps de « redressement par le travail » en Sibérie. C’est justement de Sibérie, bloc archi-continental, et plus précisément de la Kolyma, que nous vient l’explication du paradoxe apparent d’une représentation de camps soviétiques en archipel. Dans ses Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov (« ennemi du peuple » ayant passé dix-sept ans dans les camps) n’emploie presque jamais que le mot « continent » pour évoquer les terres « libres » :

À la Kolyma, les provinces du centre sont toujours appelées le « continent » (…). La liaison par mer, la ligne maritime Vladivostok-Magadane, le débarquement sur des rocs dénudés, tout cela ressemblait beaucoup aux tableaux du passé, de Sakhaline. C’est ainsi que l’on considère Vladivostok comme une ville du continent, bien que la Kolyma ne soit jamais qualifiée d’île[1].

Les camps ne seraient donc un archipel a priori que dans la mesure où leur géographie vécue sinon fantasmée (qu’on distinguera de la géographie « réelle ») est celle d’un continent négatif en miroir, ou plutôt par défaut, conçu pour désigner par analogie la privation (notamment de liberté). Cette façon d’utiliser l’espace à des fins de représentation pénale ou carcérale est tout l’enjeu des déportations françaises ultra-marines.

Il en est parlé dans le Code pénal de 1810, où la déportation doit se faire « hors du territoire continental » (article 17). En l’absence de lieu nommément désigné, la déportation reste théorique, ainsi qu’on s’en aperçoit déjà dans le précédent sans lendemain d’un projet de déportation de mendiants récidivistes à Madagascar élaboré par un premier Code pénal en 1793. Comme si le mot « continental » (il s’explique en partie par le fait que la France napoléonienne est alors un empire européen[2]) dessinait en creux l’image d’îles auxquelles on devait destiner les déportés, les projets de déportation suivants se tournent assez logiquement vers l’île Bourbon (La Réunion, cirque de Salazie), puis vers Mayotte (îles de Pamandzi et de Dzaoudzi). Sans résultat : la déportation continue d’être appliquée sur le territoire national en citadelle (au Mont-Saint-Michel, à Doullens, et plus tard encore à Belle-Île).

Historiquement, la France a toute une tradition de déportation dans « les îles » : à la Désirade, où des « mauvais sujets » dénoncés par lettres de cachets font l’objet d’une ordonnance de 1763 qui les y retient prisonniers dans un camp palissadé jusqu’en 1767[3] ; aux Seychelles (et plus tard aux Comores), en vertu d’un sénatus-consulte de 1801 réglant le sort des accusés de l’attentat de la rue Saint-Nicaise[4], en Corse et sur l’île de Caprera (prêtres hostiles à Napoléon), sur l’île d’Elbe (insurgés de Saint-Domingue et de Guadeloupe[5], par un chassé-croisé de la métropole et des colonies dont l’histoire de l’esclavage a le secret)…

Mais toute une opposition doctrinale à la déportation s’ajoute à la pénurie d’îles en matière de choix d’un lieu. Barbé-Marbois (lui-même ancien déporté de Fructidor) et Tocqueville (auteur d’Écrits sur le système pénitentiaire) se posent en adversaires de la déportation, le premier parce qu’elle est contradictoire avec l’idée suivant laquelle une peine doit être rapprochée du lieu du crime[6], et le second parce qu’il est partisan d’une réforme pénitentiaire où le modèle est l’enfermement cellulaire et non la déportation. Le tournant vient d’un double événement politique : insurrections de juin 1848 et coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte.

Ce qui fait réagir en urgence est non seulement le nombre, inédit depuis la Révolution, de ceux qu’on doit juger mais aussi la suppression de la peine de mort (article 5 de la Constitution de 1848) pour crime politique. Après la loi du 24 janvier 1850 qui les « transporte » au camp-pénitencier de Lambessa (Algérie), puis en Guyane (îlet la Mère et île du Diable), celle du 8 juin de la même année choisit les îles Marquises en instaurant deux degrés de déportation : « simple » (déjà contenue dans le Code pénal), aggravée (dite « en enceinte fortifiée »).

La nouveauté (préfigurée par les projets de déportation vers l’île Bourbon puis Mayotte) est l’introduction d’une détention dans la déportation, d’après le concept d’« enceinte fortifiée » dérivé de celui de « citadelle ». Ainsi, non content de corréler lieu de peine et peine du lieu de manière à conférer tout l’éloignement possible à l’exil, le dispositif associe l’enfermement. Ce qui fait dire à Victor Hugo, lors des débats législatifs (avril 1850) : « On combine le climat, l’exil et la prison : le climat donne sa malignité, l’exil son accablement, la prison son désespoir ; au lieu d’un bourreau on en a trois. La peine de mort est remplacée ? (…) dites avec nous : la peine de mort est rétablie. »

C’est devant un nombre encore accru de condamnés, consécutif aux événements de la Commune en 1870, qu’il suffira, aux termes de la loi du 23 mars 1872, de substituer l’île des Pins à Nuku Hiva (déportation simple) et la presqu’île Ducos à la vallée de Vaitahu (déportation dite en enceinte fortifiée) pour transférer tel quel en Nouvelle-Calédonie le principe d’une insularité pénale (espace abstrait caractérisé par les confins) doublée d’une insularité carcérale en tant que lieu concret de confinement[7].

Éric Fougère


[1] V. Chalamov, Récits de la Kolyma, Lagrasse, Éditions Verdier, 2003, p. 900.

[2] Mais le bannissement prévu par le Code pénal (article 8) est purgé « hors du territoire de l’empire » (article 32).

[3] Voir Éric Fougère, Des Indésirables à la Désirade, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions, 2008, et Bernadette et Philippe Rossignol, « Les mauvais sujets de la Désirade », Bulletin de la société d’histoire de la Guadeloupe n° 153 (mai-août 2009).

[4] Voir Jean Destrem, Les Déportations du Consulat et de l’Empire, Paris, Jeanmaire, 1885.

[5] Voir Yves Benot, La Démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte, 1991.

[6] « (…) éloigner à d’immenses distances, c’est faire perdre de vue le souvenir du crime, en même temps qu’on perd de vue le criminel. » François de Barbé-Marbois, Observations sur les votes de quarante et un conseils généraux de départements, concernant la déportation des forçats libérés, Paris, Imprimerie royale, 1828, p. 61.

[7] Voir Éric Fougère, Île-prison, bagne et déportation, Paris, L’Harmattan, 2002.