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Île et robinsonnade

Robinsonnade est le nom qu’on donne aux récits d’îles désertes où sont jetés des naufragés pour y vivre en solitaires. Un nom (sans prénom) qui vient du personnage éponyme auquel on a soustrait son second patronyme : Crusoe – forme anglicisée de Kreutznaer, ainsi que s’appelait le père allemand de Robinson quand il est venu s’établir en Angleterre. On a dans ce « Crusoe » trois des directions les plus signalées du roman de Daniel Defoe (1719)[1]. Au niveau narratologique, une série de voyages antérieurs et postérieurs à celui qui conduit Robinson sur l’île (où la structure itinérante est reprise) inscrit le récit dans une dimension d’aventure et de rupture (Crusoe/cruise). Une autre approche a vu dans la robinsonnade une fable (il est vrai réaliste) inspirée par un contexte économique où Robinson peut passer pour le représentant puritain d’un individualisme et d’un capitalisme en plein essor[2] (kreuzer et cruzade sont des monnaiesdont le nom peut se lire implicitement dans celui de Crusoé – surtout la seconde : elle fait la fortune de Robinson sur ses plantations du Brésil). Au niveau de ce que Defoe lui-même appelle une lecture « allégorique »[3], enfin, certains critiques ont fait de Robinson Crusoé, sur le modèle des « autobiographies spirituelles » encouragées par le protestantisme, un roman du repentir et de la conversion[4] (Crusoe/cross – croix d’un croisé de la reconquête, épreuves ainsi traversées pour mériter le salut).

Quand Defoe fait dire à Robinson que toutes ses réflexions « sont l’histoire exacte d’un état de confinement forcé que, dans [s]on histoire réelle, [il] représente par une retraite confinée dans une île »[5], on ne sait plus bien ce qu’il y a de biographique et d’allégorique. Au-delà des interprétations visant à considérer le roman de Defoe comme une autobiographie cryptée, nous serions plutôt devant l’invention d’un mythe aux sources d’innombrables réécritures entre lesquelles se détache le roman de John M. Coetzee, Foe (1986), qui fait de l’auteur de Robinson Crusoé, fils de ses œuvres et père de la robinsonnade, un personnage à l’œuvre dans sa propre postérité littéraire[6]. Il y a deux raisons principales à ce mythe : une identification de l’espace insulaire à l’expérience existentielle (île déserte = solitude) et de la situation de départ à la notion de commencement (naufrage = origine). Or, de la même façon qu’il existe une pluralité d’accès critiques au récit d’île déserte, on observe une grande ambiguïté de ce récit, qui reste énigmatique.

Équivoque est, pour commencer, cette île prétendue déserte : « c’est […] en cessant de l’être qu’elle devient représentable, la présence en son sein d’un naufragé pouvant seule en autoriser la description. »[7] Biaisée, cette origine en trompe-l’œil d’une arrivée sur l’île, qu’on veut nous présenter comme un baptême et dont l’épave a tout d’une arche de Noé technicienne autorisant la reproduction de l’ancien monde à l’identique. Un double décalage empêche en effet le commencement d’être une origine absolue, comme le prétend Robinson quand il fait débuter chaque année par la date anniversaire de son naufrage. Un décalage entre la narration chronologique interne et le Journal (écrit d’ailleurs au passé !) que Robinson se met à tenir en revenant rétrospectivement sur son arrivée dans l’île. Un autre décalage, entre le temps de l’île et le temps « réel », est la raison du reliquat d’une année quand on fait le décompte de toutes les dates pourtant minutieusement mentionnées dans le roman, que la maladie de Robinson, resté plusieurs jours inconscient, prive ainsi du crédit nécessaire au nom que Robinson donne à Vendredi pour indiquer le jour de son sauvetage.

Un intérêt du roman de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967), est de centrer le récit d’île sur l’invention de cet autrui nommé Vendredi : « Si Robinson Crusoé est un mythe, il ne peut être alors que le mythe de l’origine d’autrui. »[8] Rien ne préfigure mieux cet autrui que l’empreinte du pied découverte un jour au bord de l’eau par Robinson. Cette empreinte est celle d’un seul pied. Témoignant de la solitude au point d’inciter le personnage à s’assurer que ce n’est pas son propre pied, l’empreinte est la marque en creux d’un autrui qu’il espère en tant que semblable et dont il a peur en tant que cannibale ou possible ennemi. Les animaux de l’île (un bouc, un perroquet…) remplissent à cet égard une fonction d’alter ego qui fait que Robinson tantôt croit se voir en eux, tantôt s’en distancie – dans les deux cas s’oblige à penser son altérité.

Toujours une île en cache une autre. On s’explique ainsi non seulement les espaces emboîtés d’« île dans l’île » en partage à la majorité des robinsonnades (antres, enclos, cirques ou bassins) mais aussi la présence simultanée d’au moins deux « codes », heuristique (île à défricher), herméneutique (île à déchiffrer), bien montrés par Roland Barthes à propos de L’Île mystérieuse (1874)[9] et permettant de distinguer récit d’île – appropriation de l’île en surface – et roman de l’île – élucidation d’un secret de l’île en profondeur. Il y a secret quand l’antériorité toujours à jamais perdue mais toujours à jamais déjà là du récit d’île est intériorisée de manière à laisser penser que si l’île est déserte c’est parce qu’elle est vierge de toute écriture et qu’il revient donc à chaque réécriture d’inventer son autre île en y fondant sa propre origine[10].

Éric Fougère

[1] Voir Éric Fougère, Les Voyages et l’ancrage, représentation de l’espace insulaire à l’âge classique, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 61.

[2] Voir Ian Watt, The Rise of the Novel, Londres, Chatto and Windus, 1957 ; « Robinson Crusoe as a Myth », in Michael Shinagel éd., Robinson Crusoe, New York, Londres, Norton & Company, 1975.

[3] Dans sa préface aux Réflexions sérieuses de Robinson Crusoé (1720), Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p. 594.

[4] Voir George A. Starr, Defoe and Spiritual Autobiography, Princeton, Princeton University Press, 1965 ; John Paul Hunter, The Reluctant Pilgrim, Baltimore, John Hopkins University Press, 1966.

[5] D. Defoe, ibid. (je souligne).

[6] Voir Jean-Paul Engélibert, La Postérité de Robinson Crusoé, un mythe littéraire de la modernité, Genève, Droz, 1997.

[7] Jean-Michel Racault, « Le paradoxe de l’île déserte », in Lise Andries éd., Robinson, Paris, Éditions Autrement, 1996, p. 104.

[8] Jean-Pascal Le Goff, Robinson Crusoé ou l’invention d’autrui, Paris, Klincksieck, 2003, p. 176.

[9] Voir R. Barthes, « Par où commencer ? », in Nouveaux Essais critiques, Paris, Points Seuil, 1972, p. 145-155.

[10] Voir É. Fougère, « Un point sur la reprise insulaire » in Maria de Jesus Cabral et Ana Clara Santos éd., Les Possibilités d’une île, Paris, Pétra, 2014, p. 15-32 ; « Pierre Benoit, récit d’île et roman de l’île », in Carnets, revue électronique d’études françaises, IIe série, n° 3 (2015).