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La prison coloniale, entre îlet à Cabrit des Saintes en Guadeloupe et colonie pénitentiaire en Guyane

La « prison coloniale »[1] est non seulement le lieu de détention qu’on rencontre aux colonies mais encore une organisation soumise à la spécificité qu’on réserve à leur administration. De la même façon qu’il existe un code pénal colonial (abrogé le 8 janvier 1877), il existe un régime des peines intérieur aux colonies, qu’on distinguera de celui concernant les condamnés aux travaux forcés métropolitains qui sont envoyés purger leur peine aux colonies. « Prison coloniale » est donc un qualificatif ambivalent. Selon qu’on désignera l’origine (en rapport aux faits criminels et jugements de tribunaux touchant la population proprement coloniale) ou la destination (colonie de Guyane où l’on expédie – « coloniaux » et « nationaux » confondus – tous les condamnés de la loi sur la Transportation du 30 mai 1854), on aura deux acceptions différentes. Il s’agit de prison coloniale au sens où c’est une institution s’exerçant de métropole à colonie via ministère de la marine et des colonies – mais dont le modèle est conditionné par les ministères de la justice et de l’intérieur. Il s’agit aussi de prison coloniale au sens où son identité « créole » est marquée – mais connaît des tensions contradictoires entre intérêts local et national. À cette ambiguïté s’ajoute un dédoublement, de colonies « simples » à colonie « pénitentiaire ».

Au lendemain de l’abolition de l’esclavage, un cas typique est celui de la Guadeloupe, en pleine mutation sociale avec l’arrivée d’une main-d’œuvre d’« engagés » d’origine indienne accusés d’incendies volontaires et de vagabondages, à côté de Noirs affranchis qui font parler d’eux pour vols et violences ou rébellions. C’est dans la continuité de ces affaires criminelles à répétition (qui n’ont pas forcément la réalité que veut leur donner l’écho de la presse et de l’opinion) qu’est restructuré le service des prisons de la colonie par arrêté du 26 décembre 1868[2]. La correctionnalisation des condamnations prononcées, comme les difficultés pour instaurer le travail en prison, semblent, entre autres, épouser la même évolution que dans l’Hexagone. Il n’est pas jusqu’aux données statistiques comparées qui ne montrent une analogie certaine avec ce qu’est la situation judiciaire et pénitentiaire en métropole. C’est dans le type de population visée, la réaction qu’elle suscite et le dispositif pénal et carcéral envisagé qu’il faut plutôt chercher la différence.

À ne juger que par la différence entre rations « créoles » et « européennes », la balance est inégale[3] – ou le serait s’il y avait des rationnaires « européens ». Car on ne compte aucun Blanc dans les prisons guadeloupéennes, ainsi qu’en témoigne un état statistique de la prison des Saintes en 1884, où la totalité des prisonniers sont créoles (au nombre de 58) ou d’origine indienne (62)[4]. Ce pénitencier, constitué « maison de force et de correction » depuis sa création en 1852 jusqu’à sa fermeture en 1905, est construit sur l’îlet à Cabrit pour y concentrer trois catégories de condamnés : à plus d’un an d’emprisonnement, aux travaux forcés, à la réclusion. Le rejet de sa population pénale explique en partie le choix d’éloignement qui s’est fixé sur un îlot mais aussi celui de permettre à la colonie (quand celle-ci renonce à pérenniser son « bagne » éphémère installé sur un ponton) de « transporter » ses réclusionnaires « de race africaine et asiatique » au bagne en Guyane, au lieu de les laisser purger leur peine à l’endroit de leur condamnation par les tribunaux, comme c’est le cas dans l’Hexagone : aggravation de peine ayant pour effet d’introduire en Guyane, à côté de la catégorie « forçats », la catégorie « réclusionnaire » exclusivement raciale et coloniale.

On mesure l’iniquité de la réclusion guyanaise[5] à l’examen du sort fait sur place aux condamnés guadeloupéens (mais aussi martiniquais et réunionnais) que des convois font partir en moyenne une fois par an du pénitencier-dépôt de l’îlet à Cabrit. Malgré la nécessité légalement reconnue, dans un premier temps, d’établir un distinguo juridique entre les transportés forçats de 1ere et ceux, coloniaux réclusionnaires, de 2e catégorie, l’administration pénitentiaire en vient, de fait, à les confondre, au niveau des travaux de défrichement (réputés « les plus pénibles de la colonisation ») comme à celui des rations alimentaires et des punitions. Si le chapeau de paille affublant les forçats se voit remplacé par un feutre gris sur la tête des réclusionnaires, et si sont cousues les initiales RC (Réclusionnaires Coloniaux) sur la manche gauche de la vareuse de ces derniers, les deux catégories n’en sont pas moins rassemblées, selon des critères à l’évidence ethniques et non pénaux, dans les camps les plus mortifères, en particulier Sainte-Marie, « pour le creusement de certains fossés qu’il eût été dangereux de faire exécuter par des Blancs »[6].

Éric Fougère

[1] Voir Éric Fougère, La Prison coloniale en Guadeloupe (îlet à Cabrit, 1852-1905), Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions, 2010.

[2] Il succède à celui de 1852, sur l’organisation des prisons coloniales, et de 1858, sur le régime intérieur des prisons.

[3] Aux termes de l’arrêté de 1868, les rations se décomposent ainsi : pain 660 g, ou farine de manioc 60 cl, morue 125 g, légumes 100 g (prisonniers créoles) ; pain 625 g, viande fraîche assaisonnée avec 12 grammes de graisse 250 g ou viande salée 200 g, légumes assaisonnés avec 12 gramme de beurre 120 g (pour prisonniers d’origine européenne ou justifiant d’« habitudes européennes »). 

[4] Une moyenne des années 1886 à 1891 indique une répartition dite « ethnographique » à 62,2 % de condamnés créoles (noirs ou mulâtres), 30,5 % d’origine asiatique (Indiens), 0,6 % d’origine africaine (engagés), 0,4 % d’origine européenne ou métropolitaine et 3,3 % de provenances diverses (en particulier des colonies anglaises). Voir Armand Corre, Le Crime en pays créoles, esquisse d’ethnographie criminelle, Paris, Stock, 1889 et, du même auteur, L’Ethnographie criminelle d’après les observations et les statistiques recueillies dans les colonies françaises, Paris, C. Reinwald & Cie, 1984.

[5] À différencier de la réclusion qu’on applique aux forçats par mesure disciplinaire à l’île Saint-Joseph, une des îles du Salut (Guyane).

[6] Lettre de Bonard, gouverneur de la Guyane, au ministre des colonies (18 novembre 1854). Archives nationales d’Outre-Mer, série Colonies H 45.

La déportation politique insulaire, en France

Quand Soljenitsyne écrit L’Archipel du Goulag, on se dit que ce titre est génial, avant de se demander pourquoi. Le Goulag a fait ses débuts sur l’archipel des Solovki, comme le bagne tsariste avait fait de l’île Sakhaline un lieu d’élection, mais la déportation russe est naturellement continentale, aux antipodes de la déportation britannique en Australie, que non seulement tout un imaginaire associe d’abord à l’insularité mais qui s’implante également sur l’île de Norfolk et en Tasmanie, dans une logique de surinsularisation dont l’équivalent serait le suréloignement des camps de « redressement par le travail » en Sibérie. C’est justement de Sibérie, bloc archi-continental, et plus précisément de la Kolyma, que nous vient l’explication du paradoxe apparent d’une représentation de camps soviétiques en archipel. Dans ses Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov (« ennemi du peuple » ayant passé dix-sept ans dans les camps) n’emploie presque jamais que le mot « continent » pour évoquer les terres « libres » :

À la Kolyma, les provinces du centre sont toujours appelées le « continent » (…). La liaison par mer, la ligne maritime Vladivostok-Magadane, le débarquement sur des rocs dénudés, tout cela ressemblait beaucoup aux tableaux du passé, de Sakhaline. C’est ainsi que l’on considère Vladivostok comme une ville du continent, bien que la Kolyma ne soit jamais qualifiée d’île[1].

Les camps ne seraient donc un archipel a priori que dans la mesure où leur géographie vécue sinon fantasmée (qu’on distinguera de la géographie « réelle ») est celle d’un continent négatif en miroir, ou plutôt par défaut, conçu pour désigner par analogie la privation (notamment de liberté). Cette façon d’utiliser l’espace à des fins de représentation pénale ou carcérale est tout l’enjeu des déportations françaises ultra-marines.

Il en est parlé dans le Code pénal de 1810, où la déportation doit se faire « hors du territoire continental » (article 17). En l’absence de lieu nommément désigné, la déportation reste théorique, ainsi qu’on s’en aperçoit déjà dans le précédent sans lendemain d’un projet de déportation de mendiants récidivistes à Madagascar élaboré par un premier Code pénal en 1793. Comme si le mot « continental » (il s’explique en partie par le fait que la France napoléonienne est alors un empire européen[2]) dessinait en creux l’image d’îles auxquelles on devait destiner les déportés, les projets de déportation suivants se tournent assez logiquement vers l’île Bourbon (La Réunion, cirque de Salazie), puis vers Mayotte (îles de Pamandzi et de Dzaoudzi). Sans résultat : la déportation continue d’être appliquée sur le territoire national en citadelle (au Mont-Saint-Michel, à Doullens, et plus tard encore à Belle-Île).

Historiquement, la France a toute une tradition de déportation dans « les îles » : à la Désirade, où des « mauvais sujets » dénoncés par lettres de cachets font l’objet d’une ordonnance de 1763 qui les y retient prisonniers dans un camp palissadé jusqu’en 1767[3] ; aux Seychelles (et plus tard aux Comores), en vertu d’un sénatus-consulte de 1801 réglant le sort des accusés de l’attentat de la rue Saint-Nicaise[4], en Corse et sur l’île de Caprera (prêtres hostiles à Napoléon), sur l’île d’Elbe (insurgés de Saint-Domingue et de Guadeloupe[5], par un chassé-croisé de la métropole et des colonies dont l’histoire de l’esclavage a le secret)…

Mais toute une opposition doctrinale à la déportation s’ajoute à la pénurie d’îles en matière de choix d’un lieu. Barbé-Marbois (lui-même ancien déporté de Fructidor) et Tocqueville (auteur d’Écrits sur le système pénitentiaire) se posent en adversaires de la déportation, le premier parce qu’elle est contradictoire avec l’idée suivant laquelle une peine doit être rapprochée du lieu du crime[6], et le second parce qu’il est partisan d’une réforme pénitentiaire où le modèle est l’enfermement cellulaire et non la déportation. Le tournant vient d’un double événement politique : insurrections de juin 1848 et coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte.

Ce qui fait réagir en urgence est non seulement le nombre, inédit depuis la Révolution, de ceux qu’on doit juger mais aussi la suppression de la peine de mort (article 5 de la Constitution de 1848) pour crime politique. Après la loi du 24 janvier 1850 qui les « transporte » au camp-pénitencier de Lambessa (Algérie), puis en Guyane (îlet la Mère et île du Diable), celle du 8 juin de la même année choisit les îles Marquises en instaurant deux degrés de déportation : « simple » (déjà contenue dans le Code pénal), aggravée (dite « en enceinte fortifiée »).

La nouveauté (préfigurée par les projets de déportation vers l’île Bourbon puis Mayotte) est l’introduction d’une détention dans la déportation, d’après le concept d’« enceinte fortifiée » dérivé de celui de « citadelle ». Ainsi, non content de corréler lieu de peine et peine du lieu de manière à conférer tout l’éloignement possible à l’exil, le dispositif associe l’enfermement. Ce qui fait dire à Victor Hugo, lors des débats législatifs (avril 1850) : « On combine le climat, l’exil et la prison : le climat donne sa malignité, l’exil son accablement, la prison son désespoir ; au lieu d’un bourreau on en a trois. La peine de mort est remplacée ? (…) dites avec nous : la peine de mort est rétablie. »

C’est devant un nombre encore accru de condamnés, consécutif aux événements de la Commune en 1870, qu’il suffira, aux termes de la loi du 23 mars 1872, de substituer l’île des Pins à Nuku Hiva (déportation simple) et la presqu’île Ducos à la vallée de Vaitahu (déportation dite en enceinte fortifiée) pour transférer tel quel en Nouvelle-Calédonie le principe d’une insularité pénale (espace abstrait caractérisé par les confins) doublée d’une insularité carcérale en tant que lieu concret de confinement[7].

Éric Fougère


[1] V. Chalamov, Récits de la Kolyma, Lagrasse, Éditions Verdier, 2003, p. 900.

[2] Mais le bannissement prévu par le Code pénal (article 8) est purgé « hors du territoire de l’empire » (article 32).

[3] Voir Éric Fougère, Des Indésirables à la Désirade, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions, 2008, et Bernadette et Philippe Rossignol, « Les mauvais sujets de la Désirade », Bulletin de la société d’histoire de la Guadeloupe n° 153 (mai-août 2009).

[4] Voir Jean Destrem, Les Déportations du Consulat et de l’Empire, Paris, Jeanmaire, 1885.

[5] Voir Yves Benot, La Démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte, 1991.

[6] « (…) éloigner à d’immenses distances, c’est faire perdre de vue le souvenir du crime, en même temps qu’on perd de vue le criminel. » François de Barbé-Marbois, Observations sur les votes de quarante et un conseils généraux de départements, concernant la déportation des forçats libérés, Paris, Imprimerie royale, 1828, p. 61.

[7] Voir Éric Fougère, Île-prison, bagne et déportation, Paris, L’Harmattan, 2002.