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Île malade – Lazarets de quarantaine et léproseries dans les îles

Espace insulaire et question sanitaire ont partie liée. Dans un lieu diminutif, on peut d’autant mieux confiner les populations concernées qu’on peut identifier plus facilement les foyers infectieux sinon contagieux. « Trancher la relation des corps afin de retrancher la maladie dans des limites imposées : ces deux conditions, de coupure et de clôture, ont été remplies[1] » par une géographie de fragmentation des îles à laquelle on a fait grosso modo correspondre une double stratégie. Soit l’exclusion bannit le malade atteint de lèpre hors d’un espace à purifier, soit l’inclusion procède en isolant le malade atteint de peste au sein d’un espace à contrôler[2]. Lèpre : éloigner pour écarter ; peste : écarter pour interner. Telle est l’insularisation pratiquée depuis le continent. Contenir en milieu naturellement circonscrit.

La moitié des lazarets conçus pour se protéger de la peste en Europe ont été des îles[3]. En 1377, une première quarantaine historique a lieu sur l’îlot Mrkan (Adriatique), avant de se déplacer non loin sur un autre îlot devant Dubrovnik en 1430 puis sur une île appelée Lokrum. En 1423, Venise a déjà son établissement sur l’îlot Santa Maria di Nazareth, auquel s’ajoute un lazzareto nuovo (1468), puis un autre à l’île Poviglia. Des lazarets sous autorité vénitienne existent à Céphalonie et à Corfou (sur un îlot près de la ville). À Livourne, un contrôle sanitaire est instauré sur l’îlot du Fanal en 1582. Dans le port d’Ancône, un pentagone édifié sur l’eau donne un aspect d’île artificielle au lazaret. Naples a le sien sur l’îlot Coppino voisin de Nisida (île où ne sont situées que des installations de simple « observation »). Toujours en position de double insularité, l’îlot Manoel au nord de La Valette à Malte, ou l’îlot de quarantaine à Minorque, avant le creusement d’un canal ayant pour effet de changer la presqu’île de San Felipet (Mahón) en île où se dresse un second lazaret (de même à Trieste : un canal isole un lazaret de la ville). Il n’est pas jusqu’au lazaret de Kostajnica qui ne soit localisé sur une île (il est vrai fluviale) à la frontière entre Bosnie et Croatie. Marseille a deux quarantaines : une à l’île Jarre pour les navires en « patente brute » (infectés), l’autre, ordinaire, à Pomègues (archipel du Frioul), où le Grand Saint-Antoine en provenance de Syrie pestiférée s’apprête à décimer la ville en 1720. Le grand tournant sanitaire en Europe, après les pandémies de peste, est l’irruption de la fièvre jaune et du choléra, pour lesquels on construit de nouveaux dispositifs insulaires : hôpital Caroline aux îles du Frioul (île Ratonneau), Sanguinaires (Ajaccio), d’Hyères (Porquerolles et Bagaud), San Antonio (port sicilien de Trapani), Asinara (Sardaigne), Ayios Nikolaos (Cyclades)[4]… Un cordon sanitaire est déployé sur la façade atlantique : à Saint-Vaast-la-Hougue (îlot Tatihou), au Havre (îlot du Hoc), à Brest (îlot de Trébéron), à Lorient (île Saint-Michel), à Rochefort et La Rochelle (île d’Aix).

Aux colonies, d’où procède en partie la nouvelle épidémiologie tropicale, un croisement fait que lèpre et peste y côtoient la fièvre jaune. À Saint-Domingue, en 1712, on hésite à bannir une vingtaine de familles à l’île de la Tortue pour cause de lèpre, avant que les autorités ne se ravisent. En Guadeloupe, on choisit de séquestrer les lépreux sur la Désirade entre 1728 et 1958. Les premiers documents relatifs aux lépreux guyanais remontent à 1818. Ils sont quarante esclaves internés sur l’îlet la Mère puis transférés sur une des îles du Salut (Royale), et, de là, redéménagés sur un affluent de la Mana, l’Acarouany. La question du sort à faire aux lépreux coloniaux se double d’une autre, au lendemain de l’abolition de l’esclavage : à la façon dont on distinguait les malades esclaves et libres (autrement dit Blancs, pour la plupart exemptés de réclusions sanitaires, et Noirs, en principe internés), les règlements distinguent à présent deux catégories de lépreux, ceux de la population libre et ceux de l’« élément » pénal introduit par les forçats de Guyane et de Nouvelle-Calédonie. Ces derniers dépendent en effet de la seule administration pénitentiaire. En Guyane, ils sont envoyés sur l’îlot Saint-Louis du Maroni. Les condamnés lépreux de Nouvelle-Calédonie le sont à l’île Nou, non loin du pénitencier, puis sur l’île Art (archipel des Belep) et sur l’île aux Chèvres, avant de passer dans la presqu’île Ducos à proximité de Nouméa. Les lépreux mélanésiens de l’archipel des Loyauté sont internés sur l’îlot Dudun (île de Maré). La différence, ethnique (indigènes/esclaves) et juridique (forçats en cours de peine ou libérés), s’opère aussi socialement pour les indigents, qu’on entend placer dans une « léproserie maritime » (et non « terrestre »), en Cochinchine, et qu’on finit par diriger vers une île du Mékong, comme, en Côte d’Ivoire, on le fait sur l’île Désirée, dans une lagune à quatre heures d’Abidjan.

La peste (épidémique) ne relève pas de la même insularité que la lèpre (endémique). Autant l’une est de progression lente, incurable et réputée modérément contagieuse, autant l’autre est à la fois foudroyante et moins facile à prévenir, avant les premiers symptômes, que la lèpre et ses stigmates. Quand la peste arrive à Nouméa, l’espace urbain fait l’objet d’une insularisation distributive : à l’intérieur de ce que les autorités sanitaires appellent une « grande clôture », la presqu’île est fractionnée par isolats pour les Européens ; pour la main-d’œuvre « engagée » d’origine asiatique, en revanche, on réserve un îlot de quarantaine en baie de Nouméa (Sainte-Marie). Spatialisation/spécialisation qu’on retrouve, à l’entrée de la ville, au lazaret de l’îlot Freycinet divisé lui-même en deux parties reconditionnées : pour l’observation de la maladie d’une part et pour son traitement de l’autre. Il en va de même à l’îlet à Cabrit de l’archipel des Saintes en Guadeloupe, occupé par une prison centrale et qui sert aussi de dépôt pour les condamnés aux travaux forcés guadeloupéens que deux convois par an conduisent au bagne en Guyane[5]. Isolés sans éloignement, les lazarets de quarantaine ont une politique à l’opposé du schéma de surinsularité lépreuse. Il ne s’agit pas de les établir au plus loin mais, comme avec l’îlot Maskali de la Côte française des Somalis, si possible au plus près des ports et des circuits commerciaux. Raison pour laquelle, en 1893, on va fermer le lazaret des Saintes au profit d’un autre encore plus rapproché, sur l’îlet Cosson de Pointe-à-Pitre. On n’y sera plus dans un camp retranché de nature à renforcer les épidémies par concentration des maladies mais dans un lieu de transit, une voie de passage accélérant la remise en circulation des personnes et des marchandises. On y substituera la désinfection des navires à l’internement des quarantenaires en préférant l’inclusion des biens dans un flux de libre-échange à l’inclusion des maladies dans une organisation de mise à l’isolement dans tous les cas (lèpre ou peste) incomplètement mise en œuvre et plus ou moins contrôlée.

Éric Fougère

[1] Éric Fougère, Les Îles malades, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 8.

[2] Voir M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

[3] Voir Daniel Panzac, Quarantaines et lazarets, Aix-en-Provence, Édisud, 1986.

[4] Voir John Chircop et Francisco Javier Martinez (ed.), Mediterranean Quarantines, 1750-1914, Manchester University Press, 2018.

[5] Voir Éric Fougère, La Prison coloniale en Guadeloupe, Matoury (Guyane), Ibis Rouge, 2010.