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Catégorie : Pratiques

Les « mauvais sujets » de la Désirade (1763-1767)

La Désirade est une île d’une vingtaine de km2 située non loin de la Grande-Terre en Guadeloupe, à laquelle elle est administrativement rattachée. Ce qu’on en sait de source officielle débute avec la relégation de lépreux qu’on y séquestre à partir de 1728[1]. Une microsociété créole[2] (« habitants cotonniers », « petits-blancs », mulâtres, esclaves) y vit depuis trois décennies quand un autre événement revient croiser son histoire en marge des grands courants d’échanges (elle compte alors une cinquantaine de familles[3]) : aux termes d’une ordonnance de juillet 1763, Louis XV et son ministre Choiseul entendent y faire un sort aux « jeunes gens de mauvaise conduite ». Un but est de désencombrer les maisons de force où sont normalement retenus ces « sujets dangereux » de famille.

Il y a toute une tradition. Sous la Régence, on envoyait des « engagés » coloniser les Antilles et la Louisiane (île Dauphine) en permettant certains d’entre eux de se soustraire aux galères. Expérience initiée, plus loin dans le temps, par lettres patentes autorisant le recours à des criminels extraits de prison pour aller peupler le Canada (1540-41) puis les îles d’Or (Bagaud, Port-Cros, Levant) décrétées terres d’asile (1550). On se rappelle aussi les projets de fondation d’une colonie française au Brésil, sur l’actuelle île de Villegagnon, dans la baie de Guanabara (1555-60) en recrutant partie des candidats dans l’élément pénal (et notamment vagabonds et faux-sauniers), puis sur l’île de Sable (au large de la Nouvelle-Écosse) avec une soixantaine de condamnés dont ne survécut qu’une douzaine (1598-1603)…

Si le texte de 1763 dit que « le roi permet » de « faire passer dans l’île de la Désirade les jeunes gens […] dont la conduite irrégulière aurait obligé les parents à demander leur exportation dans les colonies », c’est parce qu’à la différence de ce qui se pratiquait jusque-là ceux-ci ne sont pas jugés mais visés par lettres de cachet sur simple accusation d’un particulier voulant obtenir un ordre d’arrestation qui reste à la discrétion du pouvoir après enquête. Ils ne sont pas des repris de justice mais des repris de police. À la Désirade, en conséquence, il ne s’agit pas de coloniser mais de corriger. D’où l’orientation disciplinaire : on distinguera les « mauvais sujets » par classes à mesure qu’on « reconnaîtra dans eux plus ou moins d’amendement » sur envoi de « certificats de vie ». Dernière différence, expliquant cette fois l’organisation militaire : ils sont « contenus » par une compagnie d’infanterie chargée d’exercer la surveillance aux ordres d’un commandant qui, le cas échéant, les fera « mettre au cachot les fers aux pieds et aux mains ».

La conception de l’établissement, prison dans la prison, donne à celui-ci l’aspect d’un camp, non seulement par sa construction (une prison proprement dite en maçonnerie, six cases où les « mauvais sujets » sont enfermés chaque nuit dans un quartier de l’île appelé Les Galets, murs végétaux d’enceinte et postes de sentinelles) mais aussi par son fonctionnement : trois sergents inspecteurs effectuent tous les soirs un appel, et le font aussi trois majors, « à des heures non fixées » – ce qui n’empêche pas l’évasion de quatre détenus présumés noyés ni celle de cinq autres, dont deux sont « ramenés ». Mais Villejoin, nommé gouverneur et commandant du camp sur place, est le premier à dénoncer les conditions de ce qu’il appelle une « crasse oisiveté » : « La ration ne suffit pas à la majeure partie. […] plusieurs sont les trois quarts du temps pieds nus et sans chemise ; très peu reçoivent des nouvelles de leurs familles et encore moins des secours. » Obligées de « faire leur soumission » (payer la pension de captivité), des familles oublient de s’en acquitter. Mais l’égalité de traitement théorique est loin d’avoir été suivie. Les mieux notés, souvent gentilhommes, ont bénéficié de faveurs : ils mangent à la table du gouverneur ou des officiers de la garnison, s’en font prêter de l’argent…

À bord de corvettes ou paquebots, les « mauvais sujets » sont embarqués par douzaines au départ de Rochefort, à destination de Martinique et de Basse-Terre en Guadeloupe. À chaque étape (il faut aussi compter celles qui les fait venir de tous les coins du royaume et des prisons de Saint-Lazare ou de Bicêtre à Paris), les passagers sont gardés prisonniers (moyenne de six mois dans la prison de Rochefort, et jusqu’à trois ans pour certains). Ce sont des provinciaux (seulement deux sont parisiens, deux autres sont ressortissants des colonies), dénoncés principalement pour « violences » et dettes (en particulier de jeu). La moyenne d’âge est autour de 25 ans (le plus jeune a 16 ans, les plus vieux la quarantaine). Ils sont quelques-uns de la petite ou moyenne noblesse de robe ou d’épée, d’autres appartiennent à des familles d’artisans et de petits commerçants, d’autres, enfin, font partie de la bourgeoisie. Quand l’établissement ferme, en 1767, ils sont une quarantaine, en instance de départ de Rochefort, à ne pas avoir été déportés (morts, évadés, repentants, « révoqués » sur demandes des familles… ou pour cause d’arrêt des envois) sur un total de 139 dossiers classés sans suite ou refusés[4].

Dès l’année 1765, alors qu’il n’a pas un mois d’existence, on ne croit plus à l’établissement. La correspondance échangée par les autorités coloniales et la métropole, entre les intendants de provinces et le ministère de l’Intérieur et le port de Rochefort et le Bureau des Colonies, met l’accent sur au moins trois points : dépense excessive (en considération d’un nombre aussi limité de « pensionnaires ») ; absurdité d’un système de « redressement » faisant dire à Villejoin, devenu son détracteur, que les bons mauvais sujets « sont confondus avec certains qui sont apostillés [notés] comme gens sans espérance, qui ont trop de vices de cœur […]. Ce n’est pas chez de pareilles gens qu’on puisera des sentiments et, accablé de misère, on trouvera très peu de ressources chez soi pour y revenir » ; indignité de parents « sur qui rejaillit le malheur et déteint la culpabilité de leurs progénitures[5] » en raison du désintérêt manifesté par eux pour le sort de celles-ci. Sur les 53 qui sont de retour à Rochefort en plein hiver (et dont un meurt au cours de la traversée), 12 y sont de nouveau prisonniers jusqu’à ce que leurs parents les en retirent. Ils ne sont, pour 4 d’entre eux, remis en liberté qu’au printemps, sans réponse des familles au courrier leur demandant de les réclamer.

Éric Fougère


[1] Voir Éric Fougère, Les Îles malades, Paris, Classiques Garnier, 2018.

[2] À la différence près que la monoculture y est celle du coton, beaucoup moins rémunérée que la canne à sucre.

[3] Estimation difficile à faire avec exactitude avant les premiers recensements.

[4] Voir Bernadette et Philippe Rossignol, « Les “mauvais sujets” de la Désirade », Bulletin de la société d’histoire de la Guadeloupe n° 153 (mai-août 2009), p. 92-97.

[5] Éric Fougère, Des indésirables à la Désirade, Matoury, Ibis Rouge, 2008, p. 104.

La déportation politique insulaire, en France

Quand Soljenitsyne écrit L’Archipel du Goulag, on se dit que ce titre est génial, avant de se demander pourquoi. Le Goulag a fait ses débuts sur l’archipel des Solovki, comme le bagne tsariste avait fait de l’île Sakhaline un lieu d’élection, mais la déportation russe est naturellement continentale, aux antipodes de la déportation britannique en Australie, que non seulement tout un imaginaire associe d’abord à l’insularité mais qui s’implante également sur l’île de Norfolk et en Tasmanie, dans une logique de surinsularisation dont l’équivalent serait le suréloignement des camps de « redressement par le travail » en Sibérie. C’est justement de Sibérie, bloc archi-continental, et plus précisément de la Kolyma, que nous vient l’explication du paradoxe apparent d’une représentation de camps soviétiques en archipel. Dans ses Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov (« ennemi du peuple » ayant passé dix-sept ans dans les camps) n’emploie presque jamais que le mot « continent » pour évoquer les terres « libres » :

À la Kolyma, les provinces du centre sont toujours appelées le « continent » (…). La liaison par mer, la ligne maritime Vladivostok-Magadane, le débarquement sur des rocs dénudés, tout cela ressemblait beaucoup aux tableaux du passé, de Sakhaline. C’est ainsi que l’on considère Vladivostok comme une ville du continent, bien que la Kolyma ne soit jamais qualifiée d’île[1].

Les camps ne seraient donc un archipel a priori que dans la mesure où leur géographie vécue sinon fantasmée (qu’on distinguera de la géographie « réelle ») est celle d’un continent négatif en miroir, ou plutôt par défaut, conçu pour désigner par analogie la privation (notamment de liberté). Cette façon d’utiliser l’espace à des fins de représentation pénale ou carcérale est tout l’enjeu des déportations françaises ultra-marines.

Il en est parlé dans le Code pénal de 1810, où la déportation doit se faire « hors du territoire continental » (article 17). En l’absence de lieu nommément désigné, la déportation reste théorique, ainsi qu’on s’en aperçoit déjà dans le précédent sans lendemain d’un projet de déportation de mendiants récidivistes à Madagascar élaboré par un premier Code pénal en 1793. Comme si le mot « continental » (il s’explique en partie par le fait que la France napoléonienne est alors un empire européen[2]) dessinait en creux l’image d’îles auxquelles on devait destiner les déportés, les projets de déportation suivants se tournent assez logiquement vers l’île Bourbon (La Réunion, cirque de Salazie), puis vers Mayotte (îles de Pamandzi et de Dzaoudzi). Sans résultat : la déportation continue d’être appliquée sur le territoire national en citadelle (au Mont-Saint-Michel, à Doullens, et plus tard encore à Belle-Île).

Historiquement, la France a toute une tradition de déportation dans « les îles » : à la Désirade, où des « mauvais sujets » dénoncés par lettres de cachets font l’objet d’une ordonnance de 1763 qui les y retient prisonniers dans un camp palissadé jusqu’en 1767[3] ; aux Seychelles (et plus tard aux Comores), en vertu d’un sénatus-consulte de 1801 réglant le sort des accusés de l’attentat de la rue Saint-Nicaise[4], en Corse et sur l’île de Caprera (prêtres hostiles à Napoléon), sur l’île d’Elbe (insurgés de Saint-Domingue et de Guadeloupe[5], par un chassé-croisé de la métropole et des colonies dont l’histoire de l’esclavage a le secret)…

Mais toute une opposition doctrinale à la déportation s’ajoute à la pénurie d’îles en matière de choix d’un lieu. Barbé-Marbois (lui-même ancien déporté de Fructidor) et Tocqueville (auteur d’Écrits sur le système pénitentiaire) se posent en adversaires de la déportation, le premier parce qu’elle est contradictoire avec l’idée suivant laquelle une peine doit être rapprochée du lieu du crime[6], et le second parce qu’il est partisan d’une réforme pénitentiaire où le modèle est l’enfermement cellulaire et non la déportation. Le tournant vient d’un double événement politique : insurrections de juin 1848 et coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte.

Ce qui fait réagir en urgence est non seulement le nombre, inédit depuis la Révolution, de ceux qu’on doit juger mais aussi la suppression de la peine de mort (article 5 de la Constitution de 1848) pour crime politique. Après la loi du 24 janvier 1850 qui les « transporte » au camp-pénitencier de Lambessa (Algérie), puis en Guyane (îlet la Mère et île du Diable), celle du 8 juin de la même année choisit les îles Marquises en instaurant deux degrés de déportation : « simple » (déjà contenue dans le Code pénal), aggravée (dite « en enceinte fortifiée »).

La nouveauté (préfigurée par les projets de déportation vers l’île Bourbon puis Mayotte) est l’introduction d’une détention dans la déportation, d’après le concept d’« enceinte fortifiée » dérivé de celui de « citadelle ». Ainsi, non content de corréler lieu de peine et peine du lieu de manière à conférer tout l’éloignement possible à l’exil, le dispositif associe l’enfermement. Ce qui fait dire à Victor Hugo, lors des débats législatifs (avril 1850) : « On combine le climat, l’exil et la prison : le climat donne sa malignité, l’exil son accablement, la prison son désespoir ; au lieu d’un bourreau on en a trois. La peine de mort est remplacée ? (…) dites avec nous : la peine de mort est rétablie. »

C’est devant un nombre encore accru de condamnés, consécutif aux événements de la Commune en 1870, qu’il suffira, aux termes de la loi du 23 mars 1872, de substituer l’île des Pins à Nuku Hiva (déportation simple) et la presqu’île Ducos à la vallée de Vaitahu (déportation dite en enceinte fortifiée) pour transférer tel quel en Nouvelle-Calédonie le principe d’une insularité pénale (espace abstrait caractérisé par les confins) doublée d’une insularité carcérale en tant que lieu concret de confinement[7].

Éric Fougère


[1] V. Chalamov, Récits de la Kolyma, Lagrasse, Éditions Verdier, 2003, p. 900.

[2] Mais le bannissement prévu par le Code pénal (article 8) est purgé « hors du territoire de l’empire » (article 32).

[3] Voir Éric Fougère, Des Indésirables à la Désirade, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions, 2008, et Bernadette et Philippe Rossignol, « Les mauvais sujets de la Désirade », Bulletin de la société d’histoire de la Guadeloupe n° 153 (mai-août 2009).

[4] Voir Jean Destrem, Les Déportations du Consulat et de l’Empire, Paris, Jeanmaire, 1885.

[5] Voir Yves Benot, La Démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte, 1991.

[6] « (…) éloigner à d’immenses distances, c’est faire perdre de vue le souvenir du crime, en même temps qu’on perd de vue le criminel. » François de Barbé-Marbois, Observations sur les votes de quarante et un conseils généraux de départements, concernant la déportation des forçats libérés, Paris, Imprimerie royale, 1828, p. 61.

[7] Voir Éric Fougère, Île-prison, bagne et déportation, Paris, L’Harmattan, 2002.

Aux origines de la relégation et de la déportation modernes : exil insulaire dans l’Antiquité romaine

Le concours historique apporté par les îles aux prisons remonte à l’Antiquité. Les Romains distinguaient relegatio ad insulam et deportatio in insulam[1]. Au-delà du contenu proprement juridique (la deportatio, qui faisait perdre au condamné ses droits civiques et la propriété des biens de son patrimoine, était une peine en théorie perpétuelle et prononcée par l’empereur, à la différence de la relegatio, qui l’était par un gouverneur et ne présentait pas la même rigueur), on voit s’articuler deux notions que les législations reprendront quand il s’agira de droit pénal et d’îles : mobilité dans l’éloignement (relegatio ad), immobilité dans l’enfermement (deportatio in). À cet égard, une gradation des peines est observée : relégation temporaire ou perpétuelle (hors d’une ville ou d’une province), relégation dans une île, déportation dans une île, peine de mort[2]. Il existe aussi trois sortes d’exil : interdiction d’endroits spécifiques (en particulier de Rome), exclusion de tout espace autre qu’un lieu spécialement désigné, confinement dans une île (en ne précisant pas laquelle avant sentence).

On pouvait reléguer sinon déporter n’importe où pourvu que ce soit loin, comme le montre l’exemple d’Ovide au Pont-Euxin (mer Noire). La peine insulaire n’en est pas moins pratiquée de fait, elle aussi marquée par la distance, avec la déportation, dans l’archipel des Kerkennah (Tunisie), de Sempronius Gracchus, amant de Julia, fille d’Auguste également reléguée par son père à Pandataria (Ventotene), dans l’archipel des Pontines (où la rejoint sa mère), avant de mourir à Reggio di Calabria cinq ans plus tard en 14 apr. J.-C. Tibère y fit exiler la fille de Julia, comme d’autres femmes de la famille impériale : Octavie, femme de Néron, Flavia Domitilla, femme d’un rival de Domitien, Orestilla, femme de Caligula, Julia Livilla, Agrippine la Jeune (filles de Germanicus), exilées sur l’île de Ponza, Julia Vipsania, dans l’archipel des Tremiti. Toutes (sauf Flavia Domitilla) pour affaires de mœurs (adultère, avortement, débauche, impiété) mais sans doute aussi pour les mêmes raisons, politiques, expliquant l’envoi, sur Capri, de Lucilla, sœur de Commode, et de Crispinia, sa femme, accusées de conjuration contre l’empereur, ou de Sénèque en Corse au motif de son adultère avec Julia Livillia mais victime aussi d’intrigues dans l’entourage de Claude[3]. En 417, à Lipari (groupe des Éoliennes où la femme de Caracalla, Plautille, avait été exilée puis assassinée) fut exilé le premier empereur romain d’Occident, accusé d’usurpation, Priscus Attale. Le dernier empereur, en la personne de Romulus Augustule, est envoyé par Odoacre à Nisida, devant Naples.

Par Tacite (Annales) et par Suétone (Vies des douze Césars), entre autres, on sait quel usage Tibère a fait des Sporades (île de Kinaros) et surtout des Cyclades en tant que lieux d’exil : à Sériphos (où furent expédiés Cassius Severus, opposant politique, et Vistilia, matrone accusée de se prostituer), Kythnos (où fut relégué Junius Silanus, proconsul accusé de malversation), Lesbos (pour Junius Gallio, parce qu’il avait proposé un changement d’étiquette qui ne respectait pas la préséance), Amorgos (où fut déporté le proconsul Vibius Serenus), Andros (Flaccus, préfet d’Égypte), mais aussi Gyaros et Donoussa, qui semblent avoir été réservées pour les bannissements les plus sévères[4] et dont l’historiographie n’a pas retenu grand-chose en raison de trois facteurs, dont le premier tient à la stratégie d’oubli qui préside au bannissement (quand les déportés ne sont pas supprimés d’une manière ou d’une autre – assassinat, misère… – au bout de leur exil insulaire). Une autre explication vient du fait que ladite stratégie, sauf exception (notamment celle, en 19 apr. J.-C., de quelque quatre mille affranchis déportés en Sardaigne à cause de leurs « superstitions égyptiennes et judaïques », et qu’on chargea d’y réprimer le brigandage), a surtout concerné des personnes isolées dont les historiens n’ont parlé (troisième explication) que quand ces personnes avaient un titre quelconque à la notoriété.

Si le sort de chacun des condamnés romains pris séparément n’a rien, pour eux, d’anecdotique, on est malgré tout devant le constat d’une disparité d’expériences insulaires irréductibles à tout essai de globalisation. Quoi de commun, par exemple, entre la vie de Jean l’Évangéliste à Patmos et celle, en relégation, d’Agrippa Postumus, petit-fils d’Auguste, à l’île de Pianosa ? Quoi de commun même entre des îles, en majorité très petites, où tout était réputé manquer (Kinaros, Sériphos, Gyaros…) et d’autres où les Romains riches avaient construit des maisons de villégiature (à Capri, Pandatera, Nisida…) ? Demeure un dernier constat cependant : les Romains semblent avoir inventé (même si l’on pourrait en trouver des ébauches à l’époque hellénique[5]) l’espace-idée d’îles-prisons dont l’usage, encore empirique, est en même temps déjà systématique.

Éric Fougère

[1] Voir Vincent Jolivet, « L’exil sur les îles dans l’Antiquité romaine », in Brigitte Marin dir., Les Petites Îles de Méditerranée occidentale, Marseille, Éditions Gaussen, 2021, p. 172-175.

[2] Voir Yann Rivière, « L’interdictio aqua et igni et la deportatio sous le Haut-Empire romain », in Philippe Blaudeau dir., Exil et relégation, les tribulations du sage et du saint durant l’Antiquité romaine et chrétienne (Ier-VIe siècles après J.-C.), Paris, De Boccard, 2008, et, du même auteur, « La relégation et le retour des relégués dans l’Empire romain (Ier-IIIe siècles), in Claudia Moatti, Wolfgang Kaiser, Christophe Pébarthe dir., Le monde de l’itinérance en Méditerranée de l’Antiquité à l’époque moderne, Bordeaux-Pessac, Ausonius Éditions, 2009, p. 535-570.

[3] Voir Roselyne Immongault Nomewa, « Les exilées romaines et l’espace répulsif dans l’empire romain : l’apport des sources littéraires latines », CHA, 2014, en ligne sur https://www.academia.edu

[4] Voir Étienne Wolf, « Ambivalence des îles dans la culture romaine : l’exemple de la vie de Tibère », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2008, 1, p. 139-145.

[5] Voir Patrice Brun, Les Archipels Égéens dans l’Antiquité grecque (Ve-IIe siècle avant notre ère), Annales littéraires de l’université de Besançon, Institut des sciences et techniques de l’Antiquité, Centre de recherches d’histoire ancienne, vol. 157 (1996), p. 23.

Île malade – Lazarets de quarantaine et léproseries dans les îles

Espace insulaire et question sanitaire ont partie liée. Dans un lieu diminutif, on peut d’autant mieux confiner les populations concernées qu’on peut identifier plus facilement les foyers infectieux sinon contagieux. « Trancher la relation des corps afin de retrancher la maladie dans des limites imposées : ces deux conditions, de coupure et de clôture, ont été remplies[1] » par une géographie de fragmentation des îles à laquelle on a fait grosso modo correspondre une double stratégie. Soit l’exclusion bannit le malade atteint de lèpre hors d’un espace à purifier, soit l’inclusion procède en isolant le malade atteint de peste au sein d’un espace à contrôler[2]. Lèpre : éloigner pour écarter ; peste : écarter pour interner. Telle est l’insularisation pratiquée depuis le continent. Contenir en milieu naturellement circonscrit.

La moitié des lazarets conçus pour se protéger de la peste en Europe ont été des îles[3]. En 1377, une première quarantaine historique a lieu sur l’îlot Mrkan (Adriatique), avant de se déplacer non loin sur un autre îlot devant Dubrovnik en 1430 puis sur une île appelée Lokrum. En 1423, Venise a déjà son établissement sur l’îlot Santa Maria di Nazareth, auquel s’ajoute un lazzareto nuovo (1468), puis un autre à l’île Poviglia. Des lazarets sous autorité vénitienne existent à Céphalonie et à Corfou (sur un îlot près de la ville). À Livourne, un contrôle sanitaire est instauré sur l’îlot du Fanal en 1582. Dans le port d’Ancône, un pentagone édifié sur l’eau donne un aspect d’île artificielle au lazaret. Naples a le sien sur l’îlot Coppino voisin de Nisida (île où ne sont situées que des installations de simple « observation »). Toujours en position de double insularité, l’îlot Manoel au nord de La Valette à Malte, ou l’îlot de quarantaine à Minorque, avant le creusement d’un canal ayant pour effet de changer la presqu’île de San Felipet (Mahón) en île où se dresse un second lazaret (de même à Trieste : un canal isole un lazaret de la ville). Il n’est pas jusqu’au lazaret de Kostajnica qui ne soit localisé sur une île (il est vrai fluviale) à la frontière entre Bosnie et Croatie. Marseille a deux quarantaines : une à l’île Jarre pour les navires en « patente brute » (infectés), l’autre, ordinaire, à Pomègues (archipel du Frioul), où le Grand Saint-Antoine en provenance de Syrie pestiférée s’apprête à décimer la ville en 1720. Le grand tournant sanitaire en Europe, après les pandémies de peste, est l’irruption de la fièvre jaune et du choléra, pour lesquels on construit de nouveaux dispositifs insulaires : hôpital Caroline aux îles du Frioul (île Ratonneau), Sanguinaires (Ajaccio), d’Hyères (Porquerolles et Bagaud), San Antonio (port sicilien de Trapani), Asinara (Sardaigne), Ayios Nikolaos (Cyclades)[4]… Un cordon sanitaire est déployé sur la façade atlantique : à Saint-Vaast-la-Hougue (îlot Tatihou), au Havre (îlot du Hoc), à Brest (îlot de Trébéron), à Lorient (île Saint-Michel), à Rochefort et La Rochelle (île d’Aix).

Aux colonies, d’où procède en partie la nouvelle épidémiologie tropicale, un croisement fait que lèpre et peste y côtoient la fièvre jaune. À Saint-Domingue, en 1712, on hésite à bannir une vingtaine de familles à l’île de la Tortue pour cause de lèpre, avant que les autorités ne se ravisent. En Guadeloupe, on choisit de séquestrer les lépreux sur la Désirade entre 1728 et 1958. Les premiers documents relatifs aux lépreux guyanais remontent à 1818. Ils sont quarante esclaves internés sur l’îlet la Mère puis transférés sur une des îles du Salut (Royale), et, de là, redéménagés sur un affluent de la Mana, l’Acarouany. La question du sort à faire aux lépreux coloniaux se double d’une autre, au lendemain de l’abolition de l’esclavage : à la façon dont on distinguait les malades esclaves et libres (autrement dit Blancs, pour la plupart exemptés de réclusions sanitaires, et Noirs, en principe internés), les règlements distinguent à présent deux catégories de lépreux, ceux de la population libre et ceux de l’« élément » pénal introduit par les forçats de Guyane et de Nouvelle-Calédonie. Ces derniers dépendent en effet de la seule administration pénitentiaire. En Guyane, ils sont envoyés sur l’îlot Saint-Louis du Maroni. Les condamnés lépreux de Nouvelle-Calédonie le sont à l’île Nou, non loin du pénitencier, puis sur l’île Art (archipel des Belep) et sur l’île aux Chèvres, avant de passer dans la presqu’île Ducos à proximité de Nouméa. Les lépreux mélanésiens de l’archipel des Loyauté sont internés sur l’îlot Dudun (île de Maré). La différence, ethnique (indigènes/esclaves) et juridique (forçats en cours de peine ou libérés), s’opère aussi socialement pour les indigents, qu’on entend placer dans une « léproserie maritime » (et non « terrestre »), en Cochinchine, et qu’on finit par diriger vers une île du Mékong, comme, en Côte d’Ivoire, on le fait sur l’île Désirée, dans une lagune à quatre heures d’Abidjan.

La peste (épidémique) ne relève pas de la même insularité que la lèpre (endémique). Autant l’une est de progression lente, incurable et réputée modérément contagieuse, autant l’autre est à la fois foudroyante et moins facile à prévenir, avant les premiers symptômes, que la lèpre et ses stigmates. Quand la peste arrive à Nouméa, l’espace urbain fait l’objet d’une insularisation distributive : à l’intérieur de ce que les autorités sanitaires appellent une « grande clôture », la presqu’île est fractionnée par isolats pour les Européens ; pour la main-d’œuvre « engagée » d’origine asiatique, en revanche, on réserve un îlot de quarantaine en baie de Nouméa (Sainte-Marie). Spatialisation/spécialisation qu’on retrouve, à l’entrée de la ville, au lazaret de l’îlot Freycinet divisé lui-même en deux parties reconditionnées : pour l’observation de la maladie d’une part et pour son traitement de l’autre. Il en va de même à l’îlet à Cabrit de l’archipel des Saintes en Guadeloupe, occupé par une prison centrale et qui sert aussi de dépôt pour les condamnés aux travaux forcés guadeloupéens que deux convois par an conduisent au bagne en Guyane[5]. Isolés sans éloignement, les lazarets de quarantaine ont une politique à l’opposé du schéma de surinsularité lépreuse. Il ne s’agit pas de les établir au plus loin mais, comme avec l’îlot Maskali de la Côte française des Somalis, si possible au plus près des ports et des circuits commerciaux. Raison pour laquelle, en 1893, on va fermer le lazaret des Saintes au profit d’un autre encore plus rapproché, sur l’îlet Cosson de Pointe-à-Pitre. On n’y sera plus dans un camp retranché de nature à renforcer les épidémies par concentration des maladies mais dans un lieu de transit, une voie de passage accélérant la remise en circulation des personnes et des marchandises. On y substituera la désinfection des navires à l’internement des quarantenaires en préférant l’inclusion des biens dans un flux de libre-échange à l’inclusion des maladies dans une organisation de mise à l’isolement dans tous les cas (lèpre ou peste) incomplètement mise en œuvre et plus ou moins contrôlée.

Éric Fougère

[1] Éric Fougère, Les Îles malades, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 8.

[2] Voir M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

[3] Voir Daniel Panzac, Quarantaines et lazarets, Aix-en-Provence, Édisud, 1986.

[4] Voir John Chircop et Francisco Javier Martinez (ed.), Mediterranean Quarantines, 1750-1914, Manchester University Press, 2018.

[5] Voir Éric Fougère, La Prison coloniale en Guadeloupe, Matoury (Guyane), Ibis Rouge, 2010.

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