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Categoria: Représentations

CÉNACULO

Le Cenáculo (Cénacle) était un groupe de tertúlia (rassemblement littéraire) qui se réunissait au Golden Gate[1], fondé par João dos Reis Gomes, le Père Fernando Augusto da Silva et Alberto Artur Sarmento. Ce groupe est devenu pertinent en raison des idées présentées, bien que, jusqu’à présent, on ne connaisse pas de procès-verbaux ou de documents officiels de la tertúlia qui nous permettent d’évaluer objectivement le débat intellectuel. Quant aux membres constituants et étant donné le faible manque de place pour l’acceptation de nouveaux éléments, Joana Góis fait état de 24 membres (Góis, 2015 : 24-25), dont le fils de João dos Reis Gomes, Álvaro Reis Gomes.

Le vicomte de Porto da Cruz témoigne également du fait que le groupe n’était pas très ouvert aux nouvelles générations : « Autour du ‘Cenáculo’ sont apparus des curieux qui n’osaient pas s’approcher d’un centre aussi restreint où, en particulier, Reis Gomes et le Père Fernando da Silva, ne voyaient pas d’un bon œil l’avènement de nouvelles valeurs  » (Porto da Cruz, 1953 : 12).

Joana Góis partage l’avis du vicomte et ajoute que la tertúlia était un mystère en termes d’action collective, mais s’exprimait très bien par le rôle de ses individualités : «  La génération ‘mystérieuse’ se réunissait en silence et est restée, avant tout, dans la sphère privée et sans expression publique de ses travaux » (Góis, 2015 : 21).

             Les éléments du Cenáculo gravitent autour de l’édition de deux journaux dirigés par le Major João dos Reis Gomes, Heraldo da Madeira et Diário da Madeira, respectivement, dont les lignes directrices abordent des sujets liés à l’autonomie, au régionalisme et à l’histoire, à la littérature, aux traditions et à la politique en rapport avec l’Archipel de Madère, le tout sous l’égide d’un certain conservatisme et patriotisme, mais qui n’empêche pas la construction et la défense d’une identité madérienne.

Nous croyons que l’action la plus remarquable du Cenáculo, en tant que collectivité, est la formation de la Mesa do Centenário (Bureau du Centenaire), dans le but de célébrer le 500ème anniversaire de Madère. Dans l’intention également d’une commémoration d’envergure nationale, l’action des membres de la Mesa do Centenário a conduit au lancement du défi de moderniser Funchal, afin de rendre digne la scène de l’événement.

Entre le Cenáculo et la Mesa do Centenário, il semble y avoir eu une transition naturelle et, sur la base des positions pensées et publiées dans le Diário da Madeira, le programme commémoratif du Centenaire de Madère a été créé. La « Génération du Cenáculo » a réussi à ajouter une assise culturelle à l’événement, déclenchant une atmosphère de conflit avec la politique de la métropole, ce qui a abouti à ce que, entre décembre 1922 et janvier 1923, Lisbonne ne s’est pas fait représenter, malgré les diverses commissions de niveau international.

Le fait s’est avéré infructueux en raison du manque de durabilité argumentative par rapport à l’identité madérienne car, selon Nelson Veríssimo, « Il y eut un manque d’intellectuels exaltant ces principes qui réunirent les volontés et encouragèrent la conduite des populations par des guides enthousiastes. » (Veríssimo, 1985 : 232). Après les festivités, les membres du Cenáculo ont également été des voix participatives au sein de la Commission d’Étude des Bases de l’Autonomie de Madère.

La ligne de pensée du Cenáculo se rapproche, d’après ce que l’on peut en juger par ses membres, par les journaux et par l’action de la Mesa do Centenário, d’une identité madérienne proche des valeurs de la patrie (peuplement portugais, exaltation de l’élément portugais) et pas tant du cosmopolitisme également présent dans le sentiment madérien2.

Les réunions et les idées du « nid d’aigle » ont continué à être la cible de critiques fascinés par le groupe : « [Reis Gomes] Venant du labyrinthe de la vue de la ville, après avoir fait son long parcours professionnel quotidien – […] – il trouvait dans la conversation intime avec des amis, réunis dans l’une des salles de l’hôtel Golden Gate, l’oasis bienfaisante pour son repos physique et intellectuel » (Vieira, 1950 : 18). Pour ce qui est de la littérature, João dos Reis Gomes et la « génération du Cenáculo » deviennent les précurseurs des intellectuels qui, dans les années 1940, voient « dans le récit de fiction à fort caractère régionaliste » la possibilité « de constituer une histoire, une mémoire, une bibliothèque, une identité culturelle forte pour les générations futures de l’île » (Santos, 2008 : 569).

Paulo César Vieira Figueira

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2 Cf. Ana Salgueiro, « Os imaginários culturais na construção identitária madeirense (implicações cultura/economia/relações de poder) », 184-204.


[1] Le Golden Gate, connu comme l’un des « angles du monde », selon les mots de Ferreira de Castro, et en raison de sa situation géographique, à proximité de la cathédrale de Funchal, du port, du palais de São Lourenço et de la statue de Zarco, est un espace de restauration célèbre qui favorise le passage de citoyens du monde entier, principalement sur sa terrasse, ce qui est encore vérifiable aujourd’hui.

Comme un naufragé. Temps, île et mer

Le film Cast away (Le naufragé), de Robert Zemeckis (2000), raconte l’histoire de Chuck Noland (Tom Hanks), un ingénieur système ironiquement expert en efficience temporelle, qui travaille pour l’entreprise Federal Express (FedEx) afin que les livraisons soient effectuées le plus rapidement possible et qui, après un tragique accident d’avion, est le seul survivant, se retrouvant sur une petite île déserte perdue dans le Pacifique. À partir de l’analyse du film, du point de vue de l’identité personnelle, du rapport au temps et du rôle joué par l’île et la mer, nous entendons réfléchir sur les transformations émotionnelles et psychologiques du protagoniste, dont le nom ne manque pas de donner des indices sur ce qui va se passer dans le film : « C. (see) No land ».

De La tempête (1610-1611) de William Shakespeare et de Robinson Crusoé (1719) de Daniel Defoe à Sa majesté des mouches (1954) de William Golding et au film de science-fiction Robinson Crusoé (1964) de Byron Haskin, des artistes de divers domaines artistiques ont été intrigués par l’idée d’un être humain abandonné sur une île déserte. Tom Hanks a mentionné que l’une des raisons pour lesquelles il voulait faire ce film était de réinventer le concept de « coincé sur une île déserte », en l’adaptant à l’époque actuelle.[1]

Et de fait, la construction narrative repose sur la division en deux mondes qui surgissent comme totalement opposés et apparemment inconciliables : d’un côté, le monde occidental globalisé, dans lequel Chuck Nolan, pour des raisons professionnelles, vit obsédé par le besoin de contrôler le temps et le rendre plus rapide et plus efficace. Le logo de son entreprise de transport se compose d’ailes d’ange sous lesquelles on peut lire « The world on time ». D’autre part, nous avons la nature à l’état sauvage, la force de la mer, des tempêtes, une île déserte où le protagoniste doit apprendre à survivre avec la nourriture et l’eau potable qu’il trouve.

Un raccord sur un plan noir, après le premier combat de Chuck contre une mer déchaînée, juste après l’accident de l’avion dans lequel il voyageait, nous montre le passage de ce monde urbain, chaotique, prisonnier du temps, à un monde sauvage, à la nature indomptable, où le temps pourrait bien cesser d’exister. À travers la lumière des éclairs au milieu de la nuit, nous apercevons la terre, par les yeux épuisés du protagoniste. Cette dichotomie est accentuée par le système sonore du film lui-même dans la mesure où, dans les séquences les plus dévastatrices, au lieu que nous soyons inondés de musique, toute la bande sonore et même le langage humain cessent, pour laisser les sons de la nature dominer tout. Ici aussi, il y a un contraste absolu avec la partie du film avant la catastrophe, dans laquelle Chuck parle à un rythme rapide, ininterrompu et anxieux, alors que maintenant sur l’île nous entendons ses cris désespérés, sans qu’il n’obtienne aucune réponse : « Bonjour ? Il y a quelqu’un ? » Presque jusqu’à la fin du film, les sons de la nature, de la mer et du vent prédominent, jusqu’au moment où nous entendons à haute voix les pensées du protagoniste.

Cependant, comme mentionné ci-dessus, ce n’est qu’en apparence que ces deux mondes sont inconciliables. La conscience du temps permet au protagoniste de comprendre comment quitter l’île en toute sécurité. C’est en marquant le passage des saisons sur la pierre de sa grotte qu’il réalise quel est le meilleur moment pour tenter de quitter l’île, avec la bonne marée et les bons vents, à bord d’un bateau improvisé. Dans cette séquence, il commente avec Wilson, le ballon de volley qui devient son meilleur ami et dont le visage est peint de son propre sang : « We live and die by time, didn’t we? Let’s not commit the sin of turning our backs to time. »

Outre le ballon de volley (Wilson), il y a aussi la montre avec la photo de Kelly, sa fiancée, l’île et la mer elle-même qui acquièrent une charge symbolique si intense qu’ils finissent par être personnifiés, confirmant ainsi l’utilisation de la prosopopée. Tous ces éléments aident Chuck à survivre. Cette survie émotionnelle et sociale est, de fait, aussi importante que la survie physique. Avant de partir pour ce qui serait le voyage presque sans retour, Chuck et sa fiancée échangent des cadeaux de Noël ; il lui offre, entre autres, une bague de fiançailles et elle lui offre la montre de son grand-père avec la photo d’elle que Chuck préfère. En gros plan, la montre est montrée avec Chuck la réglant toujours sur l’heure de Memphis, leur heure : c’est ce besoin de contrôler le temps qui l’aide aussi à se sauver, car c’est cet attachement aux souvenirs et au passé qui va permettre de garder l’espoir de pouvoir se retrouver.

La construction narrative personnelle, ainsi que sa réélaboration permanente, sont déterminantes pour favoriser le sentiment de continuité personnelle dans un temps et un espace donnés. La production constante d’altérités, de réalités différentes, réifie et fixe l’identité personnelle, la structurant comme une intersection instable entre fiction et réalité. D’où la confession de Bernardo Soares : « Oui, demain, ou quand le Destin le dira, arrivera à son terme ce qui en moi prétendait être moi. » (Pessoa, 1982 : 177). Ces réflexions aident à comprendre l’importance du recours au passé pour survivre et, aussi, la création d’un autre – Wilson – afin de pouvoir établir un dialogue permettant la survie, car « dans le règne animal, la règle est mange ou sois mangé ; dans le règne humain, définis ou sois défini. (Gonçalves, 2002 : 60)

Ainsi, l’île déserte apparaît comme une métaphore de la vie dans ce film qui commence et se termine par une vue en plongée sur un croisement, sinon Zemeckis ne serait pas l’héritier du meilleur cinéma classique américain, basé sur de bons scénaristes. Un cycle se ferme, mais les possibilités d’opter pour un certain chemin ne sont jamais fermées, sinon nous ne serions pas tous des naufragés qui apprennent à survivre sur cette île qui est la nôtre.


Ana Bela Morais


[1] Cf. Cast Away in IMDB (Internet Movie Database), disponible sur : https://www.imdb.com/title/tt0162222/trivia/?ref_=tt_trv_trv. Accédé le17 juillet 2022.

Bibliographie:

Blum, Hester. May 2010. « The Prospect of Oceanic Studies » PMLA, Vol. 125, No. 3. Modern Language Association: pp. 670-677

Oscar Gonçalves, Óscar. 2002. Viver narrativamente. A psicoterapia como adjectivação da experiência. 2ª ed., Coimbra:  Quarteto Editora.

Pessoa, Fernando. 1982. Livro do desassossego, por Bernardo Soares. Vol. 1. Lisboa: Ática.

Steinberg, Philip E. 2013.  « Of other seas: metaphors and materialities in maritime regions » Atlantic Studies, Vol. 10, Nº 2. Routledge: pp. 156-16

The Island in Northern-American and English 20th and 21st – centuries Paranormal Horror Films and TV-Shows

[In Cinema, Horror]: Although prolific in representations in horror cinema and television shows, the island as an object of horror has yet to be further studied. In the 20th and 21st centuries, the island has been the stage for numerous horror films and television shows. Notably, the island is generally represented as the stage for horror, very rarely being the source of horror itself. However, there are some notable examples where the island itself represents the horror whether because of its inhabitants, for example in Doomwatch (Sasdy 1972) or The Wicker Man (Hardy 1973), or due to its fauna and flora, like Jaws (Spielberg 1975), and The Bay (Levinson 2012). The characteristics that the island evokes can be read in a binary. Instead of representing a private paradise, these islands usually represent individual (or group) seclusion that brings about the need for survival. The island often functions as the representation of exclusion from ‘normal’ society and the characters’ inability to reach it safely, often connecting it to the idea of the supernatural, such as in Blood Beach (Bloom 1981), The Woman in Black (Watkins 2012), an adaptation of Susan Hill’s homonymous work (1983), and Sweetheart (Dillard 2019), or of madness, for example in Shutter Island (Scorsese 2010) or The Lighthouse (Eggers 2019). It also evokes the feelings of imprisonment, limited resources, strange or foreign life forms, and a place where privacy can mean the concealment of horror to outsiders, such as Midnight Mass (Flanagan 2021), which evokes religious horror that is kept at bay from the rest of the world and contained because it is set on an island, or Fantasy Island (Wadlow 2020), where the notion of paradisiac and idyllic islands is subverted into its dystopic opposite. The island in horror films has been studied from a postcolonial perspective (Williams 1983; Martens 2021), particularly concerning films of Northern-American or British production that set the horror on foreign islands, namely those which are not European and white-centred, focusing, for instance, on the representation of African-Caribbean religions and practices and the zombie figure. It has also been studied through the lens of diabolical isolation and as the site for scientific experiment, like The Island of Lost Souls (Kenton 1934), the adaptation of H. G. Wells’ The Island of Dr. Mureau (1896), creation and/or concealment, as in Sedgwick’s study about ‘Nazi Islands’ (2018). However, it is from Australia that the study of the island as a horror site seems to be more fertile, specifically studies of ‘Ozploitation’, that is, films that explore the Australian island landscape as a product of colonisation and of disconnection from the (main)land (Simpson 2010; Culley 2020; Ryan and Ellison 2020).

M. Francisca Alvarenga

Bibliography:

CULLEY, NINA. “The Isolation at the Heart of Australian Horror.” Kill Your Darlings, Jul-Dec 2020, 2020, pp. 263-265. Informit, search.informit.org/doi/10.3316/informit.630726095716522.

MARTENS, EMIEL. “The 1930s Horror Adventure Film on Location in Jamaica: ‘Jungle Gods’, ‘Voodoo Drums’ and ‘Mumbo Jumbo’ in the ‘Secret Places of Paradise Island’. Humanities, vol. 10, no. 2, 2021, doi:  10.3390/h10020062.

RYAN, MARK DAVID, AND ELISABETH WILSON. “Beaches in Australian Horror Films: Sites of Fear and Retreat.” Writing the Australian Beach. Local Site, Global Idea, edited by Elisabeth Ellison and Donna Lee Brien. 2020. Cham: Palgrave Macmillan.

SEDGWICK, LAURA. “Islands Of Horror: Nazi Mad Science and The Occult in Shock Waves (1977), Hellboy (2004), And The Devil’s Rock (2011).” Post Script, special issue on Islands and Film, vol. 37, no. 2/3, 2018, pp. 27-39. Proquest, www.proquest.com/openview/00ccdba578653d3fe1a5b2e7b5bfb0b5/1?pq-origsite=gscholar&cbl=44598. Accessed January 27, 2022.

SIMPSON, CATHERINE. “Australian eco-horror and Gaia’s revenge: animals, eco-nationalism and the ‘new nature’.” Studies in Australasian Cinema, vol. 4, no. 1, 2010, pp. 43-54, doi: 10.1386/sac.4.1.43_1.

WILLIAMS, TONY. “White Zombie. Haitian Horror.” Jump Cut: A Review of Contemporary Media, vol. 28, 1983, pp. 18-20. Jump Cut, www.ejumpcut.org/archive/onlinessays/JC28folder/WhiteZombie.html. Accessed January 27, 2022.

Filmography:

Blood Beach. Directed by Jeffrey Bloom, The Jerry Gross Organization, 1981.

Doomwatch. Directed by Peter Sasdy, BBC, 1972.

Fantasy Island. Directed by Jeff Wadlow, Columbia Pictures, 2020.

Jaws. Directed by Steven Spielberg, Universal Studies, 1975.

Midnight Mass. Directed by Mike Flanagan, Netflix, 2021.

Shutter Island. Directed by Martin Scorsese, Paramount Pictures, 2010.

Sweetheart. Directed by Justin Dillard, Blumhouse Productions, 2019.

The Bay. Directed by Barry Levinson, Baltimore Pictures, 2012.

The Island of Lost Souls. Directed by Erle C. Kenton, Paramount Pictures, 1932.

The Lighthouse. Directed by Max Eggers, A24, 2019.

The Woman in Black. Directed by James Watkins, Hammer Film Productions, 2012.

Wicker Man. Directed by Robin Hardy, British Lion Films, 1973.

Further Reading

CHIBNALL, STEVE, AND JULIAN PETLEY (eds.). British Horror Cinema. British Popular Cinema. 2002. London and New York: Routledge.

HUTCHINGS, PETER. Hammer and Beyond: The British Horror Film. 1993. Manchester and New York: Manchester University Press.

—. Historical Dictionary of Horror Cinema, 2nd edition. 2018. London: Rowman & Littlefield.

—. The A to Z of Horror Cinema. 2009. Lanham, Toronto, Plymouth: The Scarecrow Press.

LEEDER, MURRAY. Horror Film. A Critical Introduction. 2018. New York, London, Oxford, New Delhi, Sydney: Bloomsbury.

SMITH, GARY A. Uneasy Dreams: The Golden Age of British Horror Films, 1956-1976. 2000. Jefferson, North Carolina, and London: McFarland & Company.

WALLER, GREGORY A. (ed.). American Horrors. Essays on the Modern American Horror Film. 1987. Urbana and Chicago: University of Illinois Press.

L’île d’utopie

Peu de lieux dépendent autant de leur vision que les îles, où tout se passe en effet comme si chose et représentation ne formaient qu’un, par une opération qui ferait correspondre immédiatement le réel à son image. On voit l’île être au monde en même temps que naître à son intellection via tout un imaginaire. On la cerne en même temps qu’on la discerne. Une des raisons de son mythe est sa centralité. Si l’île est, dès l’Antiquité, présentée comme un nombril (omphalos), c’est non seulement parce qu’elle figure, en petit, l’Écoumène entouré d’eau mais parce qu’elle indique une origine. Or, ce berceau de l’île, où la mythologie fait naître Zeus (en Crète), Apollon (sur Délos), Aphrodite (à Cythère), est aussi le tombeau que peint Böcklin dans son Île des morts. Une idée d’origine aboutit donc à la notion de cycle. Et parler d’ombilic amène en outre à faire état du cordon qu’est l’île une fois considérée non plus dans sa singularité mais dans sa globalité d’archipel, où la centralité fait place alors au décentrement. Si bien qu’on ne finit jamais de faire le tour de l’île, à la fois totale et finie, fragmentaire et discontinue. Là se trouve une explication du succès de l’archétype insulaire : son ambivalence, ou plutôt sa réversibilité.

C’est par inversion que le vocable « archipel » (Aigaion pelagos, étymologiquement la mer Égée) désigne aujourd’hui non plus le contenant « mer » mais le contenu « îles » ou qu’inversement le mot Méditerranée ne désignait pas la mer du même nom mais, littéralement, ce qui se trouve au milieu des terres. Et c’est un peu de la même façon que l’utopie, genre impossible à dissocier de l’île avec laquelle il est né, ne peut être envisagée sans postuler simultanément sa réalité spatiale et sa fiction de lieu situé nulle part. Ou-topos, autrement dit « non-lieu ». Mais poser la négation revient – tel est son paradoxe – à la nier. Ce n’est pas que l’utopie ne soit dans aucun lieu, c’est qu’elle est le lieu de son non-lieu. C’est que son propre est d’être autre, et son nulle part un ailleurs, ou même un nulle-part-ailleurs – une réalité de fiction conditionnée par un vide où se constituera, sur un jeu de mots, le meilleur des mondes possibles (eu-topos)[1].

On sait que les pages du manuscrit censées nous informer sur les coordonnées de l’île d’Utopie de Thomas More (1516) ont disparu, que Raphaël Hythloday, voyageur et narrateur utopien du livre, est inconscient pendant son arrivée sur une terre inconnue dont, comme si cela ne suffisait pas, la quinte de toux d’un domestique empêche, au Livre I, d’entendre une première fois la position par des mots qui ne sont que chuchotés. Le lieu de l’Utopie restera sans localisation. Le récit seul, après que le narrateur aura quitté l’île, attestera de la vérité de celle-ci, par la fiction. C’est ce qui la restitue qui l’institue. L’utopie fait du discours une condition de l’espace et c’est le livre éponyme, ici, qui qualifie non seulement l’île mais aussi, bientôt, tout le genre utopique.

Un premier acte utopique est de couper l’isthme attachant la future île au continent. Ce mouvement de fondation géographique (une coupure aussitôt suivie d’une clôture) est complété par la nomination du lieu de la sorte instauré d’après le nom de son fondateur, Utopus, avec lequel elle se confond comme un lieu fondé sur ce qui le dénomme, un lieu dont la configuration se présente en amphithéâtre et constitue l’île en scène. Un détroit succède à l’isthme, inversant la continuité terrestre ancienne en solution de continuité liquide. Un rocher, « visible de très loin », réalise ensuite une réduplication par emboîtement diminutif. (Ce dispositif « en abyme » est redoublé par la mention d’un golfe « immense » en forme de « grand lac » intérieur.) Au centre de l’île (en son « nombril ») : une ville tenant lieu de capitale. Un chapelet de phares échelonné sur tout le territoire insulaire, enfin, confère à l’île une visibilité complète. « (…) l’île de Thomas More s’offre (…) tout entière comme une carte »[2].

Effet de fondation : l’île est un nouveau monde. Effet de condensation : l’île est un petit monde. Effet de réduplication : l’île est un monde en miroir. Effet de nomination : l’île est un monogramme[3]. Effet d’appropriation : l’île est rendue propre à l’accomplissement d’un pouvoir et d’un savoir. Effet de modélisation : l’île est un monde imagé qu’il importe, en tous ses points, de voir à la fois comme une carte, une scène, un tableau. Mais ce monde autre de l’île est le nôtre, un Mundus alter et idem, ainsi que le définit le titre d’une utopie de Joseph Hall écrite en 1605. « On retiendra surtout comme critère décisif de l’insularité l’obligation de penser l’île dans sa secondarité plutôt que dans sa singularité. Inséparable de la référence à ce qu’elle n’est pas, la thématique de l’île tiendrait nécessairement au lien dialectique que celle-ci entretient avec l’espace continental. »[4]

On s’explique ainsi que la bipolarité, non seulement de l’utopie (pas d’utopie sans dystopie…), mais du signifié de l’île en général (édénique/apocalyptique, érotique/érémitique, historique/idéologique, etc.) n’ait d’équivalent que sa réversibilité. Raison pour laquelle, à la notion de différence ou d’écart, on substituera la notion de neutre ou d’intervalle. Ou d’hétérotopies : « sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. »[5]

Éric Fougère

[1] Voir Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Éditons de Minuit, 1973.

[2] Jean-Michel Racault, Robinson & Compagnie, aspects de l’insularité politique de Thomas More à Michel Tournier, Paris, Éditions Pétra, 2010, p. 28 (souligné dans le texte).

[3] Monogramme est le terme employé par Frank Lestringant pour indiquer la singularité du paradigme insulaire. Voir Le Livre des îles, atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, Genève, Droz, 2002, p. 333-334.

[4] J.-M. Racault, Ibid., p. 16. Souligné dans le texte.

[5] Michel Foucault, « Des espaces autres », conférence au Cercle d’études architecturales (14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5 (octobre 1984), p. 46-49. Repris dans Dits et écrits II, Paris, Quarto Gallimard 2001, p. 1574-1575.

Île et robinsonnade

Robinsonnade est le nom qu’on donne aux récits d’îles désertes où sont jetés des naufragés pour y vivre en solitaires. Un nom (sans prénom) qui vient du personnage éponyme auquel on a soustrait son second patronyme : Crusoe – forme anglicisée de Kreutznaer, ainsi que s’appelait le père allemand de Robinson quand il est venu s’établir en Angleterre. On a dans ce « Crusoe » trois des directions les plus signalées du roman de Daniel Defoe (1719)[1]. Au niveau narratologique, une série de voyages antérieurs et postérieurs à celui qui conduit Robinson sur l’île (où la structure itinérante est reprise) inscrit le récit dans une dimension d’aventure et de rupture (Crusoe/cruise). Une autre approche a vu dans la robinsonnade une fable (il est vrai réaliste) inspirée par un contexte économique où Robinson peut passer pour le représentant puritain d’un individualisme et d’un capitalisme en plein essor[2] (kreuzer et cruzade sont des monnaiesdont le nom peut se lire implicitement dans celui de Crusoé – surtout la seconde : elle fait la fortune de Robinson sur ses plantations du Brésil). Au niveau de ce que Defoe lui-même appelle une lecture « allégorique »[3], enfin, certains critiques ont fait de Robinson Crusoé, sur le modèle des « autobiographies spirituelles » encouragées par le protestantisme, un roman du repentir et de la conversion[4] (Crusoe/cross – croix d’un croisé de la reconquête, épreuves ainsi traversées pour mériter le salut).

Quand Defoe fait dire à Robinson que toutes ses réflexions « sont l’histoire exacte d’un état de confinement forcé que, dans [s]on histoire réelle, [il] représente par une retraite confinée dans une île »[5], on ne sait plus bien ce qu’il y a de biographique et d’allégorique. Au-delà des interprétations visant à considérer le roman de Defoe comme une autobiographie cryptée, nous serions plutôt devant l’invention d’un mythe aux sources d’innombrables réécritures entre lesquelles se détache le roman de John M. Coetzee, Foe (1986), qui fait de l’auteur de Robinson Crusoé, fils de ses œuvres et père de la robinsonnade, un personnage à l’œuvre dans sa propre postérité littéraire[6]. Il y a deux raisons principales à ce mythe : une identification de l’espace insulaire à l’expérience existentielle (île déserte = solitude) et de la situation de départ à la notion de commencement (naufrage = origine). Or, de la même façon qu’il existe une pluralité d’accès critiques au récit d’île déserte, on observe une grande ambiguïté de ce récit, qui reste énigmatique.

Équivoque est, pour commencer, cette île prétendue déserte : « c’est […] en cessant de l’être qu’elle devient représentable, la présence en son sein d’un naufragé pouvant seule en autoriser la description. »[7] Biaisée, cette origine en trompe-l’œil d’une arrivée sur l’île, qu’on veut nous présenter comme un baptême et dont l’épave a tout d’une arche de Noé technicienne autorisant la reproduction de l’ancien monde à l’identique. Un double décalage empêche en effet le commencement d’être une origine absolue, comme le prétend Robinson quand il fait débuter chaque année par la date anniversaire de son naufrage. Un décalage entre la narration chronologique interne et le Journal (écrit d’ailleurs au passé !) que Robinson se met à tenir en revenant rétrospectivement sur son arrivée dans l’île. Un autre décalage, entre le temps de l’île et le temps « réel », est la raison du reliquat d’une année quand on fait le décompte de toutes les dates pourtant minutieusement mentionnées dans le roman, que la maladie de Robinson, resté plusieurs jours inconscient, prive ainsi du crédit nécessaire au nom que Robinson donne à Vendredi pour indiquer le jour de son sauvetage.

Un intérêt du roman de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967), est de centrer le récit d’île sur l’invention de cet autrui nommé Vendredi : « Si Robinson Crusoé est un mythe, il ne peut être alors que le mythe de l’origine d’autrui. »[8] Rien ne préfigure mieux cet autrui que l’empreinte du pied découverte un jour au bord de l’eau par Robinson. Cette empreinte est celle d’un seul pied. Témoignant de la solitude au point d’inciter le personnage à s’assurer que ce n’est pas son propre pied, l’empreinte est la marque en creux d’un autrui qu’il espère en tant que semblable et dont il a peur en tant que cannibale ou possible ennemi. Les animaux de l’île (un bouc, un perroquet…) remplissent à cet égard une fonction d’alter ego qui fait que Robinson tantôt croit se voir en eux, tantôt s’en distancie – dans les deux cas s’oblige à penser son altérité.

Toujours une île en cache une autre. On s’explique ainsi non seulement les espaces emboîtés d’« île dans l’île » en partage à la majorité des robinsonnades (antres, enclos, cirques ou bassins) mais aussi la présence simultanée d’au moins deux « codes », heuristique (île à défricher), herméneutique (île à déchiffrer), bien montrés par Roland Barthes à propos de L’Île mystérieuse (1874)[9] et permettant de distinguer récit d’île – appropriation de l’île en surface – et roman de l’île – élucidation d’un secret de l’île en profondeur. Il y a secret quand l’antériorité toujours à jamais perdue mais toujours à jamais déjà là du récit d’île est intériorisée de manière à laisser penser que si l’île est déserte c’est parce qu’elle est vierge de toute écriture et qu’il revient donc à chaque réécriture d’inventer son autre île en y fondant sa propre origine[10].

Éric Fougère

[1] Voir Éric Fougère, Les Voyages et l’ancrage, représentation de l’espace insulaire à l’âge classique, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 61.

[2] Voir Ian Watt, The Rise of the Novel, Londres, Chatto and Windus, 1957 ; « Robinson Crusoe as a Myth », in Michael Shinagel éd., Robinson Crusoe, New York, Londres, Norton & Company, 1975.

[3] Dans sa préface aux Réflexions sérieuses de Robinson Crusoé (1720), Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p. 594.

[4] Voir George A. Starr, Defoe and Spiritual Autobiography, Princeton, Princeton University Press, 1965 ; John Paul Hunter, The Reluctant Pilgrim, Baltimore, John Hopkins University Press, 1966.

[5] D. Defoe, ibid. (je souligne).

[6] Voir Jean-Paul Engélibert, La Postérité de Robinson Crusoé, un mythe littéraire de la modernité, Genève, Droz, 1997.

[7] Jean-Michel Racault, « Le paradoxe de l’île déserte », in Lise Andries éd., Robinson, Paris, Éditions Autrement, 1996, p. 104.

[8] Jean-Pascal Le Goff, Robinson Crusoé ou l’invention d’autrui, Paris, Klincksieck, 2003, p. 176.

[9] Voir R. Barthes, « Par où commencer ? », in Nouveaux Essais critiques, Paris, Points Seuil, 1972, p. 145-155.

[10] Voir É. Fougère, « Un point sur la reprise insulaire » in Maria de Jesus Cabral et Ana Clara Santos éd., Les Possibilités d’une île, Paris, Pétra, 2014, p. 15-32 ; « Pierre Benoit, récit d’île et roman de l’île », in Carnets, revue électronique d’études françaises, IIe série, n° 3 (2015).

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